Tébessa
Des Algériens en quête d’indépendance
Mardi, 04 juillet 2006

A Boudrièss, Fedh-Amar et Sidi-Daher, dans la commune d’El Houidjbat, daïra de Maa- Labiadh, dans la région frontalière de Bouchebka, dans la wilaya de Tébessa, à défaut d’aller à l’école, les enfants vont à la collecte de l’eau toute l’année. En 2006, 44 ans après l’indépendance que les autorités locales fêtent en grande pompe dans le chef-lieu de wilaya, les femmes accouchent encore sur les routes, font leur cuisine au bois et éclairent leurs «habitations » à la bougie. Dans ces localités, pas question de fêter le recouvrement de la souveraineté nationale. Le cœur n’y est pas !
«Pourquoi le faire ? Le tribalisme sévit plus que jamais. A cela s’ajoutent les préjugés des autorités qui voient en nous des gnatria (contrebandiers). Pour transporter 9 cartons de plâtre, 4 madriers, un sac de semoule, une bouteille de gaz, ou n’importe quelle autre chose, nous sommes obligés de faire 60 kilomètres pour aller chercher une autorisation de transport chez les douanes, sinon les gardes frontières, les gendarmes nous confisquent nos courses et mettent à la fourrière nos véhicules. Qu’est-ce qui a changé pour nous depuis 62 ? Rien ! Les choses empirent chaque année un peu plus.» C’est l’entrée en matière de Mohamed, notre jeune guide, le seul à avoir accepté de nous piloter à travers cette région où, nous a-t-on dit, les enfants ne sont jamais allés à l’école ou n’y vont plus une fois la sixième bouclée. En ce 27 juin 2006, notre guide, né en 1976, que nous avions rencontré à El Djorf la veille, nous donne rendez-vous à Bouchebka, à quelques mètres des postes-frontières, juste à côté de l’hôpital. Une belle bâtisse abandonnée. Du moins elle en a l’air. Un habitant confirme : «Pas un seul spécialiste ne vient, aucun responsable ne supervise les lieux, gérés au gré des humeurs et des visites officielles quand il y en a.» Un constat valable pour la route principale de Bouchebka. Celle qui mène vers la Tunisie. Piètre visage de notre pays que celui que l’on «offre» aux étrangers qui foulent par cette frontière le sol algérien. Une image qui ajoute au dépit de nos concitoyens qui vont de l’autre côté de nos frontières. Nous embarquons dans une vieille 505 pour aller vers Fedh-Amar. On quitte le bitume pour emprunter une piste qu’aucun transporteur ne prend. Même au prix fort. Cap sur un des flancs des monts de Tébessa. A la chaleur étouffante de la mi-journée, s’ajoutent les poussières soulevées par les «véhicules» qui nous croisent ou nous précèdent. «Toutes ces vieilles voitures ne vont jamais sur le goudron. Si elles passent chez l’ingénieur des mines il les réforme.»

Pas de moyens de communication. Souvent les femmes accouchent sur les routes

Les habitants de ces douars de «l’Algérie profonde », comme on aime à les qualifier, que nous avons croisés le 27 juin dernier, n’hésitent pas à s’arrêter pour s’enquérir du motif de notre présence. «Ici, les étrangers sont très vite repérés, nous nous connaissons tous, nous sommes de la même famille. » Notre profession et les raisons de notre présence déclinées, une seule et même revendication : «Qu’ils nous “arrangent” la route et on s’organisera pour que nos enfants aillent à l’école.» La route a déjà été tracée et réalisée comme en témoignent les restes d’asphalte sur lesquels notre véhicule heurte parfois. Dès que l’on tente de profiter du paysage, pour oublier le rude climat et nos conditions de transport, une «histoire» nous ramène à la réalité. «C’est ici à cet endroit précis que ma femme a accouché alors que je tentais de l’emmener à l’hôpital. Heureusement qu’il y avait avec moi une vieille femme», raconte Mohamed alors que l’on quitte El Djah où l’alpha et le romarin forment une immense étendue. «Le romarin que les Tunisiens cueillent pour transformer en huile pour les cheveux », nous précise-t-on à Fedj-Ettine où, à 13 heures par une chaleur qui avoisine les 44 degrés, Kaïs, qui n’a pas encore bouclé ses sept ans et qui ne connaît pas l’école, se bat avec un jerrican rempli d’eau que son mulet, par un geste, a fait basculer. Notre chauffeur s’arrête pour aider le gamin vêtu d’un tee-shirt à l’effigie de Zidane et dont le rêve est de devenir médecin.

Ils rêvent de devenir médecins, mais ne vont pas à l’école

C’était aussi le rêve de Haytem, qui a quitté l’école en 9e année parce que «les gens» chez qui il était à Tébessa pour étudier «n’en voulaient plus». Pas d’internat selon lui à Tébessa. Dans sa mechta à quelques kilomètres de Boudrièss, il y a une école primaire. Un des enseignants nous apprend qu’ils sont trois à assurer les cours, mais pas de prof de français à l’école Mohamed-Larbi-Boudrièss. Mais qui en a cure ? Ceux qui dans cette école réussissent doivent faire jusqu’à 10 km par jour à pied pour rejoindre le goudron, prendre un transport pour aller au CEM d’El Houidjbat. Difficile épreuve pour les garçons. Impossible parcours pour les filles. L’une d’entre elles au regard vif et intelligent interrompt un des habitants qui nous racontait le refus de L’Emifor de céder aux jeunes de la localité, pour exploiter la pépinière des arbres fruitiers. Elle s’étale sur des dizaines d’hectares et est fermée depuis 14 ans. La gamine nous apostrophe pour nous amener à la salle de soins. Elle tenait à nous montrer dans quel état était l’emblème national hissé sur le fronton du centre de soins, déserté depuis fort longtemps par les infirmiers et médecins : en lambeaux ! Notre photographe ne rate pas l’image et son geste semble faire plaisir à la petite fille qui nous dit comment sa maman cuisine au bois, comment son papa et elle-même vont à son ramassage dans la forêt des pins, un endroit paradisiaque. «Géré» par la direction des forêt dont «le seul souci», nous dit-on, est de porter plainte contre les habitants pour avoir coupé du bois. «Comment devons-nous faire ?» nous demande Rabia, la quarantaine passée. Nous l’avons rencontrée à Fidh-Amar dans une chaumière sans eau ni électricité. Elle y vit avec son mari âgé de 77 ans qui, contrairement à tous les habitants de la mechta, n’a pas quitté son sol natal. Son fils Walid de 8 ans ne va pas à l’école. Elle le garde avec elle pour combler sa solitude et celle de son conjoint dans cette demeure, où il n’y a ni télé, ni frigo, où seule une radio fonctionne H24. «Quand il pleut, on est coupé du reste du monde des jours durant.» Rabia a sacrifié son fils pour envoyer sa fille Nassima à l’école. Nassima qu’elle ne voit plus depuis qu’elle est chez sa sœur et dont elle nous montre non sans fierté son diplôme d’honneur. «Mes autres garçons ont raté leur vie. Ma fille doit la réussir.» C’est sa revanche sur son destin.

Un poste-frontière qui fait triste mine

Elle qui est persuadée que l’Etat n’a pas failli, puisque ayant initié des projets dans le cadre de l’habitat et du développement rural. Comme en témoignent les vergers d’arbres fruitiers dont ont bénéficié des jeunes qui recourent aux seaux pour les arroser. «Ils ne doivent pas dire que nous, nous travaillons pas. Nous ne les laisserons pas nous décourager ! » Pourtant il y a de quoi. L’Etat a investi dans le forage de puits. Quatre. Inexploités, faute d’électricité et de factures impayées quand il y en a. Elle se désole que les autres n’aient pas fait parvenir «el amana» et nous Au pays du gaz et du pétrole, on cuisine demande de le dire au premier magistrat du pays «présent» dans la demeure d’El Hadj Ali. Sous le portrait du chef de l’Etat, pris d’une affiche électorale 99, collé sur un mur décrépi, il y est écrit en français «Algérie Forte et Digne». Rabia n’en connaît pas le sens. On ne le lui traduira pas. Elle s’accroche à ce symbole de l’Etat. «C’est le seul lien que j’ai avec mon pays, tout le reste nous a été confisqué.» «Nos droits de citoyens algériens. Le droit de nos enfants d’aller à l’école. Mon droit d’accoucher dans un hôpital, d’avoir le gaz, l’eau et l’électricité. Le droit de faire des courses sans être obligé de ramener une autorisation des douanes…» Elle les égrène tel un chapelet. Puis nous fait promettre avant de prendre congé de revenir pour le 21 août, fête du «saint Sidi Daher» dont le «makam» se trouve sur la bande frontière. On y va sur insistance de notre guide qui tenait à nous montrer l’endroit. C’est d’ailleurs là dans la source de Sidi Daher, descendant du Prophète, nous dit-on, que les gamins vont puiser l’eau. Notre arrivée sur les lieux nous fait sentir l’ampleur des dégâts de l’abandon de cette région où jamais un responsable ne met les pieds. Notre poste-frontière construit à proximité d’un cimetière fait triste mine en face de celui majestueux des Tunisiens. Les gardes-frontières viennent vers nous en débardeurs. Une image négative du pays qui vient s’ajouter à toutes les autres. C’est à croire que Tébessa, qui a vu naître Mohamed Echbouki, auteur de Min Djibalina, décédé l’an dernier, n’a rien gardé des valeurs de Novembre.

Saïda Azzouz
Source : Le Soir d'Algérie